​​Interdiction des distributions alimentaires, quels moyens d’action pour les associations ?

​​Interdiction des distributions alimentaires, quels moyens d’action pour les associations

Le 10 octobre dernier, journée internationale de lutte contre le sans-abrisme, a été cyniquement l’occasion pour la Préfecture de Police de Paris de prendre un arrêté qui a interdit les distributions alimentaires pour une période d’un mois dans certaines zones des Xe et XIXe arrondissements, connues pour abriter – à défaut d’accueillir – des lieux de vie informels d’exilés et demandeurs d’asile.

Cette pratique, récente et localisée, n’a été constatée qu’à Paris et Calais. Il n’est pas étonnant que la pratique ait commencé à Calais, "ville-laboratoire" en ce qui concerne la "chasse" aux étrangers.

Le risque qu’elle se répande reste important malgré des annulations prononcées par le juge, surtout que les arrêtés n’ont pas toujours été annulés immédiatement, ce qui donne un signal positif aux autorités qui pourraient reprendre des moyens qui ont pu être, à un moment, acceptés par le juge.

Les premiers arrêtés calaisiens

L’historique des interdictions de distribution alimentaire commence à Calais. En réponse aux associations de défense des exilés qui réclamaient l’ouverture d’un lieu pour pouvoir distribuer des repas, la maire – ouvertement hostile aux exilés – a pris deux arrêtés les 2 et 6 mars 2017. Ils visent les distributions alimentaires en interdisant les "occupations abusives, prolongées et répétées", notamment dans la zone industrielle des Dunes, où, justement, les distributions conduisent quotidiennement à des rassemblements.

Les associations saisissent le 13 mars 2017 le tribunal administratif de Lille afin que l’arrêté soit annulé et que la commune de Calais leur fournisse "les moyens matériels au fonctionnement d’un service de distribution de repas".

Pour les associations, les décisions attaquées sont en effet en contradiction avec les droits fondamentaux, notamment « à la liberté de réunion, à la liberté de manifester et à la liberté d’aller et venir ; elles violent le principe de dignité humaine posé par la Constitution de 1946 et consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision Bioéthique du 27 juillet 1994 et le principe de prohibition des traitements inhumains et dégradants posé par l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme".

C’est d’ailleurs, pour elles, "d’autant plus grave que l’autorité municipale en est l’auteure". En effet, en vertu de ses pouvoirs de police, la maire est chargée d’assurer l’ordre public, au rang duquel figure la préservation de la dignité de la personne humaine, alors qu’elle fait primer ici, pour des raisons politiques, des motifs sécuritaires, en empêchant des personnes en situation de dénuement total de satisfaire leurs besoins élémentaires. Pour la municipalité, les distributions entraînent des débordements, rixes, et atteintes à l’hygiène à cause des déchets (à noter que cette même municipalité refuse de mettre à disposition des bennes à ordures).

Néanmoins, le juge annule l’arrêté le 22 mars 2017 car la commune ne fait état d’aucun trouble lié aux distributions et que "la maire a porté une atteinte grave et manifestement illégale" aux libertés et droits fondamentaux des associations et exilés.

Le renouveau à la faveur de la crise sanitaire

C’est à la faveur de la crise sanitaire que l’interdiction renaîtra par un arrêté préfectoral du 10 septembre 2020 justifié, entre autres par le non-respect des mesures sanitaires au cours des distributions. L’interdiction est accompagnée de sanctions (essentiellement des amendes, d’un montant de 135€).

Cette fois-ci, le juge sera moins protecteur des droits fondamentaux des exilés. En effet, par une ordonnance du 22 septembre 2020, il rejette la demande des associations d’annuler l’arrêté, solution qui sera confirmée par le Conseil d’État, et ce, malgré le soutien du Défenseur des droits contre l’arrêté.

Le Conseil d’État n’y voit aucune atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux et considère que l’urgence n’est pas caractérisée : une association mandatée par l’État fait déjà des distributions – bien que manifestement insuffisantes selon les requérants – et considère que les exilés peuvent toujours accéder aux distributions, même si "elles sont, il est vrai, distantes de plus de 3 kilomètres" du centre-ville où ils sont installés. Solution qui peut laisser perplexe et qui conduira au renouvellement quasi systématique des interdictions entre septembre 2020 et le 19 septembre 2022.

Elles n’ont, à ce jour, plus repris suite à une décision longtemps attendue du tribunal administratif de Lille du 22 octobre 2022 et qui conduit à l’annulation des arrêtés.

Écartant le motif tiré de la crise sanitaire, le juge considère les arrêtés comme disproportionnés, puisque les "troubles établis à l’ordre public sont épars, ponctuels, sans caractère de gravité et non liés à la distribution" et que par ailleurs, de nombreux exilés "dépendent directement des associations humanitaires requérantes pour leur approvisionnement en nourriture et en eau", les distributions assurées par l’État étant insuffisantes. Ainsi, pour le rapporteur public, les arrêtés ont seulement "pour effet de compliquer l’accès pour ces populations précaires à des biens de première nécessité".

La récidive parisienne

Le 10 octobre dernier, la Préfecture de Police de Paris va suivre les (faux) pas de son homologue du Nord, en interdisant aux associations de distribuer des denrées aux exilés puisqu’elles contribueraient à "stimuler la formation de campements dans le secteur du boulevard de la Villette, où se retrouvent des migrants, des personnes droguées et des sans domicile fixe" selon la Préfecture. Cette dernière met aussi en avant l’aspect sécuritaire pour défendre son arrêté parlant d’"attroupements", de "débordements sur la voirie", de la présence de "toxicomanes" et de "troubles à l’ordre public".

La réaction des associations est immédiate, et le tribunal administratif de Paris rend une ordonnance le 17 octobre qui suspend provisoirement l’arrêté. En effet, il n’apparaît pas que la mesure soit nécessaire car la Préfecture ne prouve la réalité d’aucun trouble à l’ordre public.

Par ailleurs, "compte tenu de la taille du périmètre d’interdiction et de la saturation des autres dispositifs d’aide alimentaire, cette mesure a pour effet de compliquer pour des centaines de personnes en situation de grande précarité l’accès à une offre alimentaire de première nécessité".

Cette solution retenue en référé était prévisible (et souhaitable) vu l’arrêt rendu en 2022 par le tribunal de Lille.

Néanmoins, il est probable que des arrêtés similaires soient édictés, à Paris, Calais ou ailleurs. Dans ce cas, les associations et exilés concernés pourraient se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme en se fondant notamment sur les articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) et 11 (qui protège la liberté d’association et de réunion) de la Convention.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il y a de nombreux demandeurs d’asile parmi les exilés présents dans les zones visées par les interdictions. Or, en vertu de la directive européenne dite "Accueil" de 2013, l’État est tenu de leur fournir – outre un hébergement et une allocation – de la nourriture. Il est donc assez ironique qu’il empêche des associations – dont beaucoup ne sont pas subventionnées – de pallier la carence de l’État.

L’inscription de ces pratiques dans une politique migratoire répressive

Cette nouvelle pratique s’inscrit dans une politique de criminalisation de la solidarité, comme l’illustre notamment l’amende de 135€ prévue pour les personnes solidaires des exilés qui auraient bravé l’interdiction. Aussi, si les interdictions portent en premier lieu atteinte aux droits fondamentaux des exilés, ils attaquent également le droit des associations de les aider. Or, en vertu d’une jurisprudence récente du Conseil constitutionnel, découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire.

D’ailleurs, des députés ont déposé en 2022 une proposition de loi visant clairement à interdire les distributions alimentaires aux exilés.

Reste que les pouvoirs publics parviennent quotidiennement à entraver la solidarité, en dehors de textes juridiques. Ils ne manquent pas de créativité pour gêner les associations : béton, grillages, contrôles des bénévoles, privation des conteneurs d’eau…

Cette démarche d’entrave à l’aide humanitaire s’inscrit dans le cadre de la "théorie" de l’appel d’air, largement démentie : pour les autorités publiques, offrir des conditions de vie dignes aux exilés risque de les attirer.

Néanmoins ces arrêtés ne parviendront pas à stopper tout aide humanitaire : de façon assez pragmatique, il suffit aux associations de se déplacer de quelques mètres pour sortir de la zone prévue. Si cela complique leur action, ça ne suffira pas à les empêcher. D’ailleurs, à Paris, malgré l’interdiction et la menace de l’amende, les distributions ont repris dès le lendemain.

Finalement, ce n’est qu’une illustration de plus du jeu de chat et de la souris que mènent les pouvoirs publics aux associations et exilés.

À Calais, c’est désormais "une guerre de l’eau" qui est menée, par le retrait régulier des sources en eau et conteneurs. Tandis qu’à Paris, le "nettoyage social" et l’entrave des associations risque de se poursuivre au moins jusqu’à la tenue des Jeux olympiques. Reste à savoir qui le prochain tentera d’interdire les distributions alimentaires ?

Lilou Abou Mehaya, Doctorante en Droit Public - Droit d'asile, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock/ addkm

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